Innovation: une économie pour les temps à venir

16 ottobre 2025
da Dominique Foray (SSC/EPFL)
#francese #Innovationspolitik

À travers ses analyses, Dominique Foray nous invite à repenser l’économie de l’innovation pour qu’elle serve non seulement le marché, mais aussi la société. Une innovation guidée, mais non bridée; régulée, mais libre; inclusive, mais exigeante. Pour le SWR, ces réflexions sont précieuses: elles nourrissent le débat sur l’avenir du système suisse de formation et de recherche, et sur le rôle que la Suisse peut jouer dans un monde en transformation rapide. L’innovation ne doit pas seulement répondre aux défis technologiques – elle doit aussi incarner une vision collective du progrès.

L’ouvrage « Innovation : une économie pour les temps à venir » (La Découverte, Paris) invite à ne pas adopter une vision manichéenne de notre modèle de croissance et de développement – à l’œuvre dans les économies de marché depuis presque deux siècles. Ce modèle est fondé sur l’innovation – il se met en place vers 1850 grâce à l’assemblage et la maturation des institutions de l’économie de marché qui encouragent, financent et protègent les entrepreneurs et les innovateurs et il se consolide progressivement sur la base d’une succession de vagues technologiques que Joel Mokyr, qui a reçu le Prix Nobel d’Economie cette semaine, a excellemment analysées.

Ce modèle a permis ce que l’on appelle le grand enrichissement – à la fois d’un point de vue quantitatif (mesuré par le PIB par tête) et d’un point de vue qualitatif (transformation des modes de vie et grands accomplissements accessibles à tous : mobilité, communication, système de santé, accès à l’éducation, confort matériel, etc.) – un modèle bien analysé par Philippe Aghion, autre récipiendaire du Prix Nobel d’économie 2025.

Mais ce modèle et les mêmes innovations à l’origine du grand enrichissement sont aussi la cause de grands problèmes – destruction de la nature et de l’environnement ; inégalités face à l’innovation ; remplacement souvent inapproprié du travail humain ; « mauvaises » innovations qui ne sont pas contrôlées.

La définition de l’innovation « style XXe siècle » est fondamentalement fondée sur cette ambivalence : ces innovations ont déterminé à la fois des progrès extraordinaires et des problèmes tout aussi extraordinaires.

Chacun peut donc constater cette ambivalence mais on peut adopter aussi une vision manichéenne, engendrée par le fait que nous ne disposons pas encore vraiment d’outils de mesure permettant de rendre compte à la fois des progrès et des problèmes. Pour certains, l’accroissement du PIB est la boussole car c’est effectivement une mesure macro-économique utile des progrès matériels et elle permet d’observer les progrès de compétitivité d’une économie. Mais la mesure du PIB ne nous dit rien sur la dégradation du capital naturel voire du capital humain qui accompagne nos progrès matériels, tout simplement parce que le PIB n’est pas une mesure de stock mais une mesure de flux (la somme des flux monétaires engendrés par l’ensemble des biens et des services marchands, produits par l’économie). D’autres préfèrent mettre en avant et mesurer la dépréciation du capital naturel et la dégradation des écosystèmes environnementaux, sans reconnaître alors le bilan positif des innovations « style XX° siècle ». La difficulté qu’il y a à rendre compte et à mesurer la totalité des effets de l’innovation et de la croissance – à mesurer donc une forme de croissance inclusive – pousse logiquement chacun à un certain manichéisme.

Face à cette impasse, l’ouvrage propose une économie de l’innovation qui reconnaît l’importance de mieux diriger l’innovation pour chercher en permanence une adéquation entre celle-ci et les grands défis sociétaux, tout en préservant les valeurs de liberté et d’autonomie et les institutions de marché à l’origine de l’incroyable dynamisme qui a marqué l’histoire humaine récente. C’est un peu la quadrature du cercle – diriger et orienter l’innovation sans endommager les valeurs de liberté d’expérimenter, d’autonomie des innovateurs et de concurrence. Pour mieux saisir cette sorte d’oxymore, on suggère dans le livre l’expression « mieux entourer l’innovation » plutôt que « diriger » – ce qui évoque l’idée de fournir à l’innovation un « bon entourage » pour aller dans les bonnes directions – de la même manière qu’un enfant peut bénéficier d’un bon entourage pour bien grandir.

Passons à présent à quelques points plus précis sous la forme de questions et de réponses – un dialogue qui fait référence aussi à l’agenda du Conseil Suisse de la Science.

 

1.      Le rôle des hautes écoles dans l’innovation responsable

Dans votre ouvrage, vous insistez sur la liberté comme condition essentielle de l’innovation. Comment les hautes écoles suisses peuvent-elles préserver cette liberté tout en orientant les innovations vers des objectifs sociétaux, comme le souhaite le SWR ?

C’est un rôle décisif puisque les hautes écoles sont un élément clé de ce « bon entourage » que je viens d’évoquer. Elles peuvent effectivement orienter leur recherche vers les domaines technologiques les plus importants pour répondre aux grands défis sociétaux. Elles fournissent ainsi les bases technologiques des innovations que les entreprises pourront donc développer à moindre coût. Le « big if » est évidemment que les transferts de savoir se fassent de façon effective et efficace. Deuxièmement, les hautes écoles vont former les innovateurs de demain et doivent donc enseigner les nouvelles compétences pour innover dans les domaines qui comptent. Une troisième contribution est moins connue : un campus est une machine extraordinaire facilitant l’accélération et l’internationalisation des narratifs : les étudiants venant de loin et peut-être moins conscients au départ de tel ou tel problème sociétal repartiront, après quatre ou cinq années d’étude, en étant profondément changés. Ils retourneront chez eux avec une conscience nouvelle et des projets nouveaux, par exemple relatifs aux questions environnementales ou de genre. C’est ce que j’appelle dans l’ouvrage la troisième externalité (outre celles de recherche et d’enseignement) qui s’accomplit grâce à l’ensemble des dispositifs de socialisation que recèle un campus.

Pour faire tout cela, une haute école n’a pas forcément besoin d’instructions ou d’incitations venues d’en haut. Il lui suffit d’écouter ses étudiants – lesquels seront toujours les meilleurs messagers de la société. Ecouter ses étudiants signifie mettre en place les enseignements souhaités (par exemple en durabilité on en IA) et recruter les professeurs pour faire ces enseignements ; et ceux-ci, logiquement, feront leur recherche dans ces domaines prioritaires pour la société. Ainsi, sans pilotage venu d’en haut, l’université et donc la recherche et l’enseignement évoluent et se transforment pour aborder les nouveaux domaines importants pour la société, grâce à un processus bottom-up et décentralisé, qui respecte fondamentalement la liberté académique. La seule condition pour que cela fonctionne est que l’université en question soit puissante, autonome et suffisamment bien dotée pour pouvoir répondre en termes de programme et de recrutement aux sensibilités, valeurs et besoins nouveaux de ses étudiants. Par chance, cette condition est remplie en ce qui concerne les hautes écoles suisses.

 

2.       Gouvernance de l’innovation

Le SWR s’engage à accompagner le changement dans la science et l’innovation. Comment les mécanismes d’« innovation assessment » que vous proposez contribuent-ils à cette nouvelle économie pour anticiper les effets sociétaux des innovations ?

Ce problème est bien évidemment au cœur du livre et de la question principale : comment mieux orienter l’innovation sans la brider ? Il y a des innovations qui sont assez faciles à évaluer – on comprend rapidement s’il s’agit d’une bonne ou d’une mauvaise innovation et dans le cas où l’innovation est considérée comme mauvaise on peut alors activer tout un arsenal d’instruments pour l’empêcher (régulation) ou au moins la freiner (taxe). Des innovations dans le domaine des énergies fossiles ou dans celui de produits addictifs comme le tabac ou visant encore à habituer les jeunes à consommer de l’alcool grâce à des breuvages « cool » peuvent être assez facilement repérées et pénalisées. Dans l’ouvrage, je propose deux catégories d’innovation dite « mauvaises ». La première renvoie aux innovations qui ne profitent qu’à un très petit nombre de consommateurs (elles produisent un surplus social très faible), tout en engendrant des effets négatifs non proportionnés. Il ne s’agit donc pas d’interdire les produits de luxe – qui pourtant ne profitent qu’à peu de personnes – mais d’interdire les produits de luxe qui ont des effets négatifs très grands : jet privé, tourisme spatial. Ce n’est pas le luxe qu’on doit interdire – qui par ailleurs engendre de très bons emplois – mais cette disproportionnalité. L’autre catégorie est celle des innovations produisant des effets addictifs puisque celles-ci créent les conditions pour que le consommateur ne soit plus libre dans ses choix. Dans l’ouvrage, j’essaie de me limiter à ces critères – venant en somme de la micro-économie – car, réfléchissant à ce qu’est une mauvaise innovation, on peut facilement se laisser emporter par ses émotions ! Mais la discussion n’est pas close.

Ce tri aisé entre bonnes et mauvaises innovations n’est pas la règle générale. Pour la plupart des innovations, il n’est pas évident de décider ex ante si celle-ci est bonne ou mauvaise car ses propriétés ne se révèleront qu’au fur et à mesure de sa diffusion. C’est au fond sa socialisation qui va progressivement révéler ses effets et c’est notamment le cas des innovations de modèles d’affaire qui impliquent des changements dans les interactions et les pratiques sociales. Les plateformes de partage, l’IA générative, le commerce en ligne, les cours massifs délivrés sur Internet et bien d’autres illustrent ce problème fondamental : on n’en comprend les propriétés économiques et sociales qu’une fois qu’elles ont été déployées dans l’économie réelle mais lorsque l’on a compris, il est bien tard pour réguler. Ce dilemme temporel – il faut attendre et observer avant de réguler mais la régulation tardive est beaucoup plus difficile et a pu laisser se propager des préjudices irréparables – est le problème principal de l’innovation dans les différents domaines d’application de l’IA. D’ailleurs, le contraste est saisissant entre les industries où les innovations sont rigoureusement testées et certifiées avant leur mise sur le marché (par exemple dans la pharmacie) et les domaines où – pour ainsi dire – on « balance » l’innovation dans la société sans aucune précaution ou expérimentation préalable. C’est le cas par exemple des applications d’IA génératives dans un domaine comme l’éducation. Or la nouvelle économie de l’innovation, présentée dans le livre, repose sur un changement fondamental de paradigme – du vieux paradigme selon lequel l’innovation tombe du ciel et la société doit s’y ajuster tant bien que mal au nouveau selon lequel l’innovation est déterminée par des incitations économiques, des technologies et des normes sociales que l’on peut changer. La façon dont l’IA entre dans la société montre que le vieux paradigme est toujours là.

Pour changer de paradigme, on a besoin d’une discipline moderne d’évaluation qui surmontera le dilemme évoqué – on a besoin de temps pour comprendre mais plus on attend plus il est difficile de réguler. Pour cela, il convient de développer les instruments et les mécanismes permettant d’évaluer les innovations dans des espaces plus ou moins contrôlés. Un bon exemple est celui des sandboxes – dispositifs permettant d’expérimenter une innovation dans un monde sous contrôle et cependant proche du monde réel. Des nouveaux métiers vont surgir à l’intersection entre d’une part l’économie et sociologie de l’innovation et d’autre part la science des données pour développer ces capacités d’expérimentation et d’analyse des innovations « en train de se déployer ». Les agences de régulation seront là en première ligne pour développer cette nouvelle discipline – en collaboration avec les agences de promotion de l’innovation et bien évidemment les innovateurs eux-mêmes et les consommateurs.

 

3.       Régulation par incitation : une voie suisse ?

Vous proposez une régulation par les prix et les incitations plutôt que par les interdictions. La Suisse, avec sa tradition de pragmatisme, pourrait-elle devenir un modèle en matière de régulation intelligente de l’innovation ?

On en revient ici à ce « bon entourage » de l’innovation – qui permet de déterminer les bonnes orientations sans abimer les principes de liberté, d’autonomie et de concurrence. Il faut des marchés qui permettent une concurrence loyale entre les innovations souhaitées et les produits existants – moins bons (par exemple sur le plan environnemental ou de santé publique) et donc moins chers. Cette concurrence loyale n’est obtenue que si tous les coûts du produit « moins bon » sont exprimés dans les prix – et notamment les coûts environnementaux ou de santé publique qui doivent donc être « internalisés ». Dans ce cas, le produit « moins bon » deviendra plus cher et l’innovation aura toutes ses chances de s’imposer. Au-delà d’un marché rendu ainsi plus efficient, on a déjà parlé des technologies préparées par la recherche publique. En outre, on peut évoquer aussi les normes et pratiques sociales dont l’évolution influence considérablement les directions de l’innovation, mais qui sont beaucoup plus difficiles à changer. Enfin, le narratif au sujet de tel grand problème et de ses solutions joue un rôle déterminant pour influencer les choix des consommateurs, des innovateurs et des investisseurs. Voilà le « bon entourage » – qui, sans imposer un contrôle social sur les innovateurs (ce qui ne marcherait de toute façon pas), peut influencer considérablement l’orientation de l’innovation. Effectivement, un pays comme la Suisse – à la fois attaché à ses institutions de marché mais également extrêmement sensible aux grands enjeux sociétaux et enfin doté d’un secteur des hautes écoles puissant et de grande qualité – a tous les atouts pour offrir à l’innovation ce « bon entourage » – sans tomber dans le dirigisme qui reviendrait à sacrifier la créativité et le dynamisme entrepreneurial.

 

4.       Compétences pour une innovation inclusive

Dans votre vision, l’IA devrait enrichir le travail humain. Quelles compétences devraient être développées dans la formation professionnelle et continue pour que l’innovation technologique soit inclusive et bénéfique ?

C’est un des quatre grands problèmes évoqués au début : l’innovation conduit souvent à un remplacement inapproprié du travail humain. Acemoglu et Johnson – dans leur ouvrage Progress and Power – parlent de « so so technologies » : des technologies qui détruisent des emplois que l’on pourrait qualifier de « bons emplois », sans que les gains de productivité soient convaincants. Là encore le nouveau paradigme doit jouer et il est permis de penser que l’entourage de l’innovation (incitations économiques, technologies, normes sociales et narratifs) peut influencer le développement des applications d’IA en faveur de l’enrichissement du travail humain. Cela dit, il peut être délicat de trier entre ce qui est bon et ce qui est mauvais – ainsi telle application de l’IA d’un côté enrichit le travail du manager – de l’autre renforce le contrôle et la surveillance des employés. Dans cette optique, l’expérimentation dans des environnements contrôlés est sans doute la clé. Taxer le capital plus que le travail humain (ce qui n’est pas l’usage actuel) est aussi logiquement une piste à explorer.

 

5.       Innovation et équité sociale

Le SWR s’engage pour plus d’équité dans l’innovation. Comment éviter que les innovations ne se concentrent sur les marchés rentables, en négligeant les besoins des femmes, des régions périphériques ou des maladies négligées ?

L’innovation répondant aux incitations de marché est par nature inéquitable puisque ces incitations envoient des signaux qui ne reflètent ni l’entièreté des besoins sociaux ni l’urgence de certains problèmes ni les besoins et problèmes des générations futures.

On peut déterminer des mécanismes pour orienter l’innovation marchande vers des domaines négligés – par exemple la création de marché artificiel (« advanced market commitment ») ou bien on peut rendre le marché plus socialement efficient – comme déjà évoqué. C’est l’idée de la taxe carbone. Tout ceci contribue à rendre l’innovation plus équitable. Mais il y a des limites à ces réformes qui ne résoudront pas, à elles seules, cette question d’équité. On doit aussi soutenir les innovations sociales qui répondent à des besoins que l’économie de marché même réformée semble incapable de satisfaire : il s’agit d’innovations qui ne produiront pas de profit et dont la valeur ira entièrement à la société. Elles requièrent d’autres personnalités d’innovateurs (dit « sociaux »), d’autres modes de financement (notamment fondés sur des outils d’ingéniérie financière qui permettent le financement de grands projets non profitables) et d’autres formes d’évaluation (puisque ce n’est pas le marché qui en sanctionnera le succès ou l’échec). J’évoque aussi les innovations portant non pas sur un produit, un service, un procédé ou un modèle d’affaire mais sur la transformation d’un système : mobilité durable dans une certaine région ; économie circulaire pour tel secteur ; développement d’une agriculture ou d’un tourisme plus durable dans telle région, etc. Ces innovations systémiques doivent être supportées par de nouvelles logiques de partenariat public-privé qui donnent au secteur public le rôle de chef d’orchestre pour coordonner de multiples interventions et activités publiques et privées en vue de réussir la transformation souhaitée. Dans cette perspective, la « politique d’innovation transformative » consiste essentiellement en un processus d’interaction stratégique entre le gouvernement et les différentes parties prenantes pour identifier les problèmes et découvrir la disposition à changer des différents acteurs – au fur et à mesure que ces problèmes sont progressivement résolus.

Dominique Foray
Dominique Foray is Professor Emeritus at the EPF Lausanne, where he headed the Chair of Economics and Management of Innovation. His research focuses on the microeconomics of innovation, of knowledge and of related institutions.